Les 200 clitoris de Marie Bonaparte by Alix Lemel

Auteur:Alix Lemel [Lemel]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Mille et une nuits
Publié: 2010-09-14T17:00:00+00:00

Chapitre VI

Perte d’haleine

Observez-moi confortablement installé dans mon boudoir particulier […] – Vivant, avec les caractéristiques des morts – mort, avec les aptitudes des vivants.

Edgar Poe,

« Perte d’haleine »

La deuxième étape de l’analyse de Marie se place sous le signe de la vengeance. Elle déchante et le fait savoir en allant, le 29 juillet 1926, rendre visite pour la première fois au Pr Halban, le chirurgien viennois qui s’est fait une spécialité de corriger l’anatomie des femmes en sectionnant le ligament suspenseur du clitoris de façon à rapprocher celui-ci du vagin et tenter de réaliser ainsi la conjonction entre orgasme clitoridien et orgasme vaginal. Freud la gronde. Ne voit-elle pas qu’il s’échine sur elle, à en perdre le souffle ? Qu’elle patiente ! Il y arrivera bien un jour ou l’autre. Elle lui accorde un délai.

Ce même été, elle se plonge dans les contes d’Edgar Poe traduits par Baudelaire. Elle les avait lus, à dix-neuf ans, sur les conseils de son père qui avait calculé que certaines histoires peuplées de revenantes rendraient plus audibles pour sa fille les conciliabules nocturnes entre le squelette de l’Indienne et le crâne de Charlotte. Vingt-cinq ans après, elle redécouvre dans ces nouvelles de troublantes ressemblances avec sa propre vie. Outre les mortes vivantes qui ont pour noms Ligeia, Morella, Eleonora ou Bérénice – la mère de Poe est morte, elle aussi, alors qu’il était bébé –, elle note au passage un titre, « La vérité sur le cas de M. Valdemar », qui lui donne à réfléchir sur la nature véritable de la relation de son mari, Georges de Grèce, avec l’oncle Valdemar. Et, surtout, elle relit « La lettre volée », qui raconte précisément son histoire, le cruel chantage subi en sa naïve adolescence. La Reine qui a écrit la lettre compromettante, c’est elle. Le ministre qui a volé cette lettre, c’est Leandri, chambellan de son père. Marie comprend qu’en venant voir Freud elle avait eu dans l’idée de lui conférer le rôle de Dupin, le détective qui, en retrouvant la lettre, rend sa puissance à la Reine en échange de 50 000 francs. Après tout, cette attente était légitime : si Poe est l’inventeur de l’enquête policière, Freud est l’inventeur de l’enquête psychique, et sa méthode d’analyse des rêves s’apparente, dans son ensemble et dans ses étapes successives, à la résolution de l’énigme d’un roman policier. Elle doit admettre qu’elle espérait trop de lui. Mais elle découvre dans une autre nouvelle d’autres choses encore, plus secrètes, dans lesquelles elle verra bientôt le moyen de titiller Freud.

Le 1er avril 1927, elle écrit à Laforgue : « Mon analyse montre […] de plus en plus l’importance capitale de la “vengeance” dans la constitution de mon caractère. » Le 20 avril, elle met sa menace à exécution : elle se fait opérer par le Pr Halban à la clinique Loew d’où elle écrit à Freud, l’invitant à venir tremper son sucre dans son sang. Pusillanime, il s’abstient mais envoie un mot où il la félicite pour son « héroïsme ».

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